Ce qu’un père doit à son fils

Dernier samedi de l’année. Les aiguilles de ma montre au poignet m’indiquaient 11 heures 20 minutes quand je me retrouvais au cimetière municipal. Cette veille de fête était un jour de deuil pour tous les visages serrés qui entouraient le cercueil abritant la dépouille d’un homme. Le père de Yao, ce vieil ami qui portait la douleur d’une perte. Le genre de perte dont on ne peut se remettre. L’homme disparu avait tant marqué les esprits de tout le quartier qu’il m’était difficile d’oublier ses folies le temps d’un enterrement.
Se tenant au milieu de l’assistance, un prêtre aspergeait d’eau bénite le cercueil qui était à ses pieds, tout près d’une fosse creusée pour la circonstance. Statique face au rituel, j’étais pensif. Pas à cause de la mort qui nous attend tous, mais des séquelles que les écarts d’un père pourraient laisser dans la vie de son fils.
Du haut de ses 25 ans, Yao avait déjà perdu son père bien avant qu’il ne quitte ce monde. L’absence de la chaleur paternelle, ça le connaissait depuis que son père a déserté la maison pour ne plus revenir. Tout avait pourtant bien commencé dans la vie de sa famille. Tout allait pour le mieux entre ses deux parents. Ils semblaient s’aimer et couvraient d’affection leur unique fils. Puis, au fil du temps, tout est parti en vrille. Yao devenait spectateur d’incessantes prises de bec. Malgré lui, il était témoin de disputes si bruyantes qu’elles alimentaient des commérages dans le quartier. Dans ma tête subsiste le souvenir de ces nuits où m’arrachait à mon sommeil l’écho de querelles provenant de la maison de Yao, à proximité. Des querelles parfois si vives qu’elles ameutaient certains voisins. Comme des pompiers, ils venaient essayer d’éteindre le feu de la discorde conjugale.
Une situation qui attirait des regards indiscrets. Très vite le père de Yao s’est fait une réputation dans le quartier. Certaines langues lui attribuaient une passion pour les virées nocturnes, un appétit pour les belles rondeurs. D’autres le gratifiaient du titre de « colleur de petites ». Entre les parents, les liens se sont dégradés et ensuite se sont envolés comme de la paille.
Yao sentait son cœur mutilé, déchiré par le feuilleton explosif qu’il subissait. Il reprochait à ses parents d’avoir laissé s’installer en lui un malaise permanent, une certaine torture. Et dire qu’il n’était pas au bout de ses peines. Il a dû recevoir le coup de grâce quand un beau jour, sans divorcer, son père, qui avait dit oui à la monogamie devant le maire, partait vivre le restant de ses jours dans les bras d’une autre femme. Dès lors, les confidences de Yao me donnaient l’impression qu’il avait perdu le minimum de soin et d’attention qu’un homme pourrait attendre de son géniteur. Il paraissait dans une disgrâce qui ne disait pas son nom.
Désormais absent, le père se contentait de lui faire parvenir des subsides pour survivre. Yao avait toutes les difficultés du monde à lui confier ses besoins. Les rares fois où il y parvenait, il les regrettait car il essuyait un refus sec. Il me faisait part de l’indifférence qu’opposait son père aux préoccupations exprimées au sujet de son parcours à l’université. Ayant connu la difficile transition vers le système LMD au campus de Lomé, Yao ne se retrouvait plus dans ses études d’économie. Malgré ses efforts, il venait de boucler quatre années sans valider sa licence. Cela devait lui prendre 3 années. Un cas loin d’être isolé dans sa fac. Il a d’ailleurs songé à la quitter. Sur le sujet, son père prêtait à peine oreille attentive, estimant d’ailleurs qu’il n’était qu’un paresseux.
Il n’y avait plus que sa mère pour partager son vécu quotidien. Elle, qui était contrainte de supporter le gros des charges familiales avec les revenus de son salon de coiffure. C’est aussi par elle que Yao découvrait l’inimaginable : la maladie de son père, le VIH Sida. Par ironie du sort, celui qui avait délaissé un cercle familial créé autour de son fils, a retrouvé ce dernier à son chevet. Yao avait rejoint un homme alité au corps dépéri et endolori. Sous le coup de la dépression, il négligeait son traitement et ne voulait pas d’une vie tributaire d’anti-rétroviraux. Les efforts de Yao pour le motiver à prendre ses médicaments n’y ont rien changé. Impuissant, il l’assista dans une lente agonie jusqu’au jour où se produit l’inévitable. Jusqu’au jour du dernier souffle rendu.
J’ai fixé mes yeux sur le visage larmoyant de Yao, incliné vers cette tombe, abritant désormais la dépouille de son géniteur. J’ai pensé au poids des blessures suscitées par son propre père. Ce poids qu’il était condamné à porter seul. J’aurais souhaité lire dans ses pensées pour saisir l’image qu’il gardait de son père après tout ceci. Était-il pour lui un père irresponsable ? Ou un homme incompris ? Y répondre ne changerait pas grand-chose car, de toute façon, la vie de Yao poursuit son cours.
A la lumière de son histoire, je comprenais qu’on ne pouvait pas tout se permettre quand on se considère comme parent. Quiconque devient père ou mère n’a pas toujours le droit de faire ce que bon lui semble. On devient responsable de vies dont on est co-auteur : celles de ses enfants. Un parent n’est pas censé négliger l’impact que ses choix pourraient avoir sur la vie de son enfant, car celui qui donne la vie peut aussi bien la briser par ses propres errements.
Hommage à tous les Yao qui se construisent sans avoir eu la chance de compter sur un père ou une mère.
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